25 mai 2020 : encore une image de brutalité policière qui passe sur internet, cette fois un petit onglet en forme d’œil la recouvre pudiquement, l’image est floutée et les géants du numérique – ajoutant leur petite censure perso « bienveillante » – me préviennent de la violence des images que je risque de voir. Deux mois d’immobilité à regarder des violences policières sans pouvoir réagir, sans pouvoir mettre en commun ma souffrance et mon désespoir. Deux mois d’impuissance à tanguer entre le déni et l’exposition, entre une protection nécessaire et une volonté de savoir, dans un rapport plus que jamais boulimique aux infos militantes. J’hésite et je passe, je ne clique pas pour lancer la vidéo, je n’en ai pas le courage.
Au fur et à mesure que les flics prenaient la rue, les images de bavures pullulaient sur l’internet, plus les têtes policières s’emparaient de l’espace public plus la figure policière dominait en ligne.
Pourtant, nous le savons par l’histoire, aucune force n’est imbattable – pensons au pouvoir royale investi du divin : qui oserait à l’époque s’en prendre au représentant de Dieu sur terre – et nous le savons par l’expérience, la police est parfois vulnérable. Contrairement aux dires de l’idéologie sécuritaire, il y a toujours une faille dans le dispositif, toujours une erreur ou un passage, jamais la militarisation de l’existence, malgré ses stupides prétentions, ne saura être totale.
Seulement parfois la peur nous gagne et l’irrationnel l’emporte sur la raison, la figure policière investi de magique nous aliène plus que jamais, le tout-policier nous envoute, il nous tenant sage et muet. Je me réfugie, je fui et les mécanismes d’autodéfense psychique s’activent, je ne veux plus rien voir ni entendre. Pendant ce temps, on tabasse en dehors, on tabasse dans nos quartiers, on tabasse, pour rien, pour la race, pour le plaisir, pour le pouvoir.
Et la fierté des dominants s’étale de son dégoutant bon-droit. J’étouffe. Partout leurs mesquines histoires pendant le confinement, leurs petits faux problèmes, leur monde « d’après » encore plus dégueulasse et injuste que celui « d’avant ». On étouffe. Leurs nouvelles et confortables justifications de la répression quotidienne. Leur indifférence intenable des opprimé.e.s, leur laisser aller dans le racisme le plus banal et le plus vil. On étouffe dans les quartiers, on étouffe dans les villes, on étouffe de la botte policière tenu sur le cou de George Floyd, sur les cous des noirs, sur les cous des militant.e.s, sur les cous de nos camarades. Il n’arrive pas à respirer, je n’arrive pas à respirer, nous retenons tous notre respiration.
Mais Finalement George Floyd ne respirera plus jamais, les policiers tuent en plein droit et en pleine lumière, en plein live. Le cou d’un inconnu est écrasé à Minneapolis et les coups pleuvent sur des ami.e.s à Paris. Toujours humanistes, les policiers frappent, mutilent et tuent… pour sauver des vies. Alors l’angoisse reprend le dessus, notre respiration s’emballe, d’anciennes marques se révèlent, des mauvais souvenirs reviennent : on me passe les menottes – je porte mes mains à mon cou –. Et s’il avait serré plus fort ? S’il avait continué ? Je serais peut-être mort moi aussi, comme Floyd exactement comme Floyd. Sauf qu’il m’a lâché et envoyé rouler ma tête contre le capot de leur voiture. « Sauver », pourquoi ? Parce que je suis blanc ? Peut-être, quoique de nos jours ce qu’ils appellent les blocs « black » on tendances à faire partie des cibles privilégiés des racistes armés, gardiens de la paix.
Ainsi en 2019, après la mort impuni de Rémi Fraisse, les mutilations et les blessés des mouvements sociaux et des expulsions des zads, la défaite à Notre-Dame-des-Landes, survient le mouvement des Gilets-Jaunes. En 2020, après la répression du mouvement contre la réforme des retraites, le massacre des Gilets-Jaunes, la mort inacceptable de George Floyd, le Black Lives Matter movement.
Dans chaque nouveau soulèvement ce qui se joue c’est la santé mentale des militant.e.s, leur capacité à lutter dans un temps long – nécessaire à des transformations importantes comme la destitution de l’institution policière –, la sécurité des populations de tout temps désarmés face à la police ou de leurs nouvelles cibles. Ici, le soulèvement en cours, s’il est une réaction épidermique contre les violences policières, si c’est un mouvement pour l’émancipation des minorités ethniques, si c’est un mouvement antiraciste, quoi qu’il arrive, il lutte pour toutes les victimes de violences policières, et elles sont très nombreuses. Il lutte en réalité, aussi pour les « Jeunes des banlieues », pour les militant.e.s de « l’ultra-gauche » et les Gilets-Jaunes criminalisés comme pour les syndicalistes réprimés.
Les images des soulèvements nous soignent, ce n’est plus notre impuissance qui tourne en boucle sur les réseaux-sociaux, mais notre puissance. Le monde n’est plus connecté sur des images de policiers français jetant une personne racisé dans la seine en lui balançant des insultes datant de la guerre d’Algérie, mais sur des afro-américains faisant cramer les voitures de l’Etat raciste américain. Non plus sur des présentations publicitaires de drones policiers par la mairie proto-fasciste de Nice, mais des manifestants à cheval qui lève le poing ; un commissariat qui brûle, un engin de chantier utiliser comme bélier, un héroïque manifestant boxeur, des manifestations monstres dans toutes les grandes villes occidentales … autant d’images qui nous rendent notre puissance d’action, qui effraient les dirigeants et qui font circuler notre intelligence collective.
Les soulèvements nous guérissent, nous y retrouvons nos frères et nos sœurs, nos camarades, nous pouvons enfin retrouver du souffle et crier à plein poumons, dégager les bottes policières qui nous contraignent. Montrer notre force à l’institution policière et ses défenseurs, menacer d’un contre-pouvoir populaire le pouvoir étatique. Nous respirons à nouveau. Et dans ces cortèges si agréablement mixtes socialement, les images font des étincelles dialectiques : l’image d’athéniens attaquant une ambassade américaine au Molotov rappelle des éléments historiques et les imaginaires s’ouvrent des possibles du passé. Il y a dans ces révoltes mondiales plus de liens avec les années 70 – période où les mouvements féministes, antiracistes et anticapitalistes étaient encore plus puissants – avec les images des Black Panthères et de leurs alliés qu’avec les images télévisuelles de la « révolte des banlieues » de 2005. Avec ce soulèvement et les images qu’il crée, les images dominantes sont loin maintenant et nous pouvons espérer qu’elles entrainent dans leur disparition, les multiples fantasmes exotiques – et en partie raciste – de l’alliance supposé du mouvement révolutionnaire avec les banlieues.
Nous respirons mieux. Mais un soulèvement n’est pas une révolution et l’expérience nous l’apprend aussi, le souffle s’épuise à ne respirer que pendant les soulèvements et tenir le reste du temps en apnée. La question est toujours la même : comment devenir solide, comment tenir dans le temps, comment s’organiser, comment ne plus manquer d’air ?
Si pour le moment la situation n’est pas maitriser par les gouvernants, que les médias se taisent et que le gouvernement réfléchi, le mouvement réactionnaire adviendra tôt ou tard dans les prochaines semaines. Rappelons-nous – pour ceux qui l’ont connu, ou partageons le à ceux qui ne l’ont pas connu – le mois de décembre des Gilets-Jaunes : la situation émeutière a connu un pic, puis n’a fait que chuter de plus en plus pour s’asphyxier sous une répression sanguinaire. Nous pouvons parier que le gouvernement tentera la même stratégie stupide avec des populations d’autant plus facilement criminalisable que l’Etat est raciste.
Si les réponses à ces questions doivent se faire avec l’aide de notre imaginaire individuel et collectif, il est à peu près certain qu’il faille puiser dans les expériences historiques et forcément méconnues du Black Panthère Party américain. Il y a déjà là : l’évidence d’une fondation politique par quartiers, une organisation synthétique allant de la garde d’enfants au détournement d’avion et les « patrouilles de surveillance de la police » :
« En janvier 1967, le parti ouvre officiellement son premier bureau à Oakland. Il entreprend quelques mois après sa création une campagne de patrouilles visant à surveiller les agissements de la police de la ville. L’action est censée répondre au septième point de son programme : « Nous exigeons la fin immédiate des brutalités policières et des assassinats de Noirs ». Les Black Panthers s’inspirent d’actions équivalentes menées l’été précédent dans le quartier de Watts en Californie. Des « Patrouilles d’alerte des citoyens noirs » (Negro Citizen Alert Patrols) s’étaient organisées en équipant des véhicules de scanners destinés à écouter et suivre les voitures de la police de Los Angeles. Munies de livres de droit et de magnétophones, les patrouilles s’assuraient de la légalité de chacune des interventions des forces de l’ordre. L’opération avait cependant dû être interrompue après que la police eut détruit les appareils d’enregistrement et dispersé les patrouilles par la force.
Les Black Panthers ajoutent un élément à la panoplie initiale du groupe de Los Angeles, en armant les participants des rondes de surveillance de la ville d’Oakland. L’objectif du groupe est toutefois de rester dans le strict cadre de la légalité. Il s’appuie sur le deuxième amendement de la Constitution des États-Unis d’Amérique et la législation de l’État de Californie pour justifier le port d’armes non dissimulées de ses membres. Ces derniers reçoivent une formation sur les droits constitutionnels fondamentaux en matière d’arrestation et de port d’armes. »
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